Portraits de Dons...
Cette photo d’un portrait de Don censuré rappelle la face sombre du street art traditionnel jamaïcain, les hommages aux Dons (parrains) et autres gangsters assassinés. Au détour d’une œuvre de rue, recouverte, plongée au cœur de la problématique principale de la Jamaïque, la violence.
En Jamaïque, le street art traditionnel rend hommage depuis toujours aux gangsters tombés sur le champ de bataille des guerres babyloniennes. Avoir son portrait peint par un artiste local sur le mur de son quartier est un honneur dévoyé auquel rêvent des milliers de gamins qui contemplent chaque jour ceux de leurs aînés décédés. La réussite à tout prix, tel est le crédo de ces gangsters qui préfèrent périr jeunes, et dans le sang, plutôt que vivre une existence misérable aux mains d’un système dont ils sont nés les victimes désignées. Monter son gang, partir faire fortune dans le business aux States et toujours privilégier la fin aux moyens, admettons que l’on fait mieux en matière d’éducation ; du coup, persuadé que les « enfants vivent ce qu’on leur apprend » (live what they learn), le gouvernement jamaïcain a lancé, il y a quelques années, une grande campagne de censure. Elle recouvre à la peinture bleue le faciès suspect de tous ces gangsters morts. Elle passe même chez les peintres. Ils sont venus, oui, reconnaît Captain Irie, à Spanish Town. Ils m’ont demandé si c’était moi qui avais peint ces portraits. J’ai dit non. Bon, j’en ai fais quelques-uns... mais depuis, je n’en fais plus. Michael Robinson, street artist vivant à Denham Town, le cœur de la fournaise des gangs, est plus que rodé à l’execrice du portrait de gangster. Il hausse une épaule : C’est un gros manque à gagner, cette interdiction. Même si certains peintres avouent qu’il n’est pas toujours aisé, une fois le travail achevé, de se faire payer, ils ont tous commencé par là. D’ailleurs, s’ils sont de moins en moins nombreux, on croise encore pas mal de ces hommages sur les murs.
Beaucoup de gens font peindre le visage de leur proche disparu sur le mur de leur maison. Tous ne sont pas des gangsters, loin de là. Il existe des indices pour repérer les plus sulfureux. Généralement, on ne voit qu’un visage, seul. Sans nom. Avec, éventuellement, une date de sunrise (naissance) et de sundown (décès) et une petite phrase lapidaire du genre « un vrai gars » ou « mort mais pas oublié ». L’âge du mort s’avère aussi un bon indice ; on ne fait guère de vieux os dans cette carrière. Cela étant, on trouve tout de même le nom des Dons les plus légendaires comme Willy Hoggart, ou Bogle. Dans le fief du gang One Order, à Spanish Town, le visage d’anciens Dons trônent au-dessus de celui d’Edward Seaga, ancien leader du parti du Jamaican Labour Party (JLP) et grand architecte des « garnisons », ces quartiers organisés comme des armes de guerres politiciennes. D’ailleurs, en contemplant son portrait dans son fief de Kingston, Tivoli Gardens, on ne peut s’empêcher de s’interroger : suite à l’interdiction officielle de représenter les Dons (ou parrains), ce portrait de Seaga devrait-il, ou non, être recouvert de cette infamante peinture bleue ? Nous voici, comme toujours, revenus dans le cul de sac au fond duquel vont se perdre toutes les bonnes intentions de la Jamaïque.
Ce cliché s’avère parlant. La gamine, qui passe devant ces carrés de peinture bleue, sait pertinemment ce qu’ils recouvrent. Néanmoins, elle reçoit un message clair : admirer ces gens n’est pas normal pour le reste de la société jamaïcaine. De plus, elle ne pourra plus, elle ou un autre môme du quartier, se projeter facilement dans ces simples à-plats de couleur. Peut-être, alors, ses yeux se poseront-ils sur autre chose, chercheront un autre modèle, un autre possible ? C’est du moins ce que l’enjoint à faire cet acte de censure. C’est déjà ça...
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